C’est désormais une situation du quotidien ; il reste une pièce convoitée chez le concessionnaire et trois carrossiers l’achètent en même temps. Un seul mettra la main dessus, causant la pagaille chez les deux autres. Prochain arrivage : jours, mois ? Ces derniers temps, tout est possible.
On pressent que la pénurie de pièces automobiles fera rage pendant plusieurs mois, voire un an ou plus. Donc, vaut mieux se préparer en conséquence.
Pour adresser cet enjeu, en plus de mon collaborateur habituel, Charles Aubry, j’ai la chance d’avoir eu avec moi Stéphane Tremblay, co-propriétaire chez ProColor Armand-Paris et Patrick Piché, consultant en gestion de carrosserie chez Akzonobel. D’emblée, je veux les remercier pour leur temps, mais surtout leur passion.
Un goulot d’étranglement nouveau genre
Le goulot d’étranglement classique en carrosserie se produisait à la chambre à peinture. Aujourd’hui, il s’est déplacé à la réception des pièces, que l’on reçoit au compte-goutte.
Même les ateliers de carrosserie qui étaient devenus des maîtres de la gestion de leurs chambres à peinture ont du mal à appliquer leurs meilleures pratiques. Il est plus difficile de planifier des « batchs » de peinture qui ont du sens et d’optimiser ses peintres.
Certains ateliers qui avaient déjà du mal avec le début du processus de réparation en souffrent encore plus.
La pénurie de pièces est un goulot qui n’étrangle pas seulement votre productivité, mais aussi vos liquidités et votre profitabilité.
L’impact se fait sentir directement dans les poches des ateliers de carrosseries
Nous avons observé des ateliers très productifs subir des baisses importantes de leur marge et de leurs liquidités et en prendre pour leur rhume à force de tenir des inventaires de pièces très importants, eux qui étaient habitués à la pratique du just-in-time pour la commande de pièces.
Chez des carrosseries, nous avons vu des marées de voitures en attente de réparation où l’atelier soutient les clients avec l’ensemble de ses véhicules de courtoisie doublé d’une importante facture de location de voitures. C’est le cas chez Armand-Paris.
Stéphane Tremblay décrit la situation : « Chez nous, j’ai dû ajouter deux non productifs pour voir à la gestion des pièces et toute la “gesticulite” que cela entraîne entre l’équipe, le client et l’assureur et les fournisseurs de pièces. J’ai des quantités astronomiques de pièces qui attendent d’être posées pour des réparations qui n’auront pas lieu avant un bon bout (je n’ai pas le choix de les acheter maintenant, sinon elles risquent d’être indisponibles plus tard). J’ai 80 voitures de courtoisie en circulation plus 80 autres en location. C’est fou. Jusqu’ici, ce qui nous sauve, c’est notre structure efficace, mais notre marge est très affectée. C’est simple, on travaille beaucoup plus fort pour beaucoup moins d’argent.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes ; avant la pandémie, on pouvait réparer en moyenne entre 75 et 85 voitures par semaine. On a déjà réparé 102 véhicules dans la même semaine ! Aujourd’hui, si on répare 50 voitures dans la semaine, c’est parce que ça a bien été. Mes coûts pour effectuer ce nombre de réparations ont explosé. Malheureusement, je sais que l’équilibre sera long à retrouver. »
On n’est pas encore sortis du bois
Le scénario est encore plus pessimiste pour les ateliers qui étaient modérément ou peu performants avant cette pénurie de pièces qui succède malheureusement aux premières années de vache maigre qui sont arrivées avec la pandémie.
Acculé au pied du mur, le monde de la carrosserie attend que la tempête passe. Mais, si on attend trop, on risque le pire sans possibilité de retour en arrière. Il pourrait manquer bien des joueurs de l’autre côté de la crise.
Stéphane Tremblay prévoit que le pire est à venir : « Pour l’instant, nos réparations se font payer d’avance par la plupart des assureurs. On achète les pièces et faisons de notre mieux pour servir les clients et trouver des solutions temporaires afin de ne pas dépasser les frais de location accordés par leur contrat assureur. On effectue des réparations partielles, mais sécuritaires et on s’assure de remettre le plus de voitures possible sur la route.
Mais, dans quelques mois, tous ces véhicules reviendront et nous devrons prêter des courtoisies, relaver les véhicules gratuitement et compléter les réparations de fortune que nous avions débutées il y a des mois.
De plus, pour les véhicules non carrossables, des freins et batteries seront à changer tellement les véhicules auront été immobiles pendant longtemps. Nous n’aurons pas le choix de le faire pour retourner les véhicules aux clients.
Notre capacité sera mise au défi si l’on manque de chance parce qu’évidemment, tout arrivera en même temps. On fera ça avec quel argent ? Le nôtre. »
Quelques solutions pour aller vers la lumière au bout du tunnel
Si Armand-Paris a du mal à affronter la crise, nous pouvons imaginer que bien d’autres ateliers sont en train de brûler la chandelle par les deux bouts.
Chacun des trois piliers de l’industrie (Patrick, Stéphane et Charles) nous offre une solution pour tenter de garder la tête hors de l’eau.
Patrick Piché : « Quand on observe la crise, il est facile de voir le carrossier comme une victime parce qu’il a très peu de contrôle sur la situation. Mais, il en a quand même un peu et cela peut payer beaucoup dans les circonstances actuelles.
On le disait en temps normal pour optimiser les performances des ateliers et maintenant ça devient encore plus important ; il faut démanteler les véhicules dès l’estimation.
43 % des demandes de suppléments sont pour des pièces manquantes qui apparaissent soudainement sur l’estimation pendant la réparation. C’est inacceptable.
Un supplément c’est censé être une exception, 43 % c’est la routine. Une mauvaise estimation peut vous coûter bien des dollars et des maux de tête en pénurie de pièces. C’est dans le pouvoir des ateliers de démanteler les véhicules lors de l’estimation des dommages et de bien faire les estimations. » *
Stéphane Tremblay : « Je pense qu’une partie de la solution vient de l’industrie de l’assurance, mais ce sont de grosses machines. Le temps qu’elles se virent de bord pour venir aider avec de nouveau processus, la crise risque d’être passée.
Qu’est-ce que je peux faire en attendant ? Je peux m’assurer de remettre le plus de véhicules possible sur la route. C’est ce que je contrôle. Nous devons trouver des façons (avec le client) de lui redonner son auto rapidement et sécuritairement même si la réparation n’est pas terminée. Il faut que les choses bougent. De cette façon, on pose des pièces, on fait circuler les autos et on diminue l’impact sur nos coûts liés à la location et au prêt de véhicules de courtoisie. Ça met un “plaster” sur le bobo en attendant que ça guérisse. »
Charles Aubry : « Deux choses. Premièrement, la créativité est l’élément qui va sauver la situation de plusieurs carrossiers. Pas seulement la créativité des carrossiers, mais aussi celle des assureurs et des clients. Il faut revoir notre routine afin d’obtenir le plus de clients servis et heureux. De son côté, c’est triste à dire, mais le client doit être un peu plus compréhensif et ouvert d’esprit. Je crois qu’il est important de le sensibiliser dès que nous avons un premier bon contact avec lui. Essayer de diriger ses attentes.
Déjà, nous avons observé de bons coups de la part de toutes les parties prenantes sur le plancher. Notamment, des assureurs indemnisant un assuré pour une pièce neuve alors qu’il lui a acheté une pièce similaire ou recyclée afin de livrer la voiture plus rapidement. Ou encore un client qui accepte d’avoir un capot en pièce similaire ou recyclée sur le “primer” en attendant sa pièce neuve.
Ça démontre la volonté des partenaires de coopérer pour que la magie se produise. En revanche, même si vous avez les meilleurs clients et les meilleures partenaires, il faut rester vigilant.
Deuxièmement, il faut protéger nos liquidités afin de ne pas se retrouver dans le pétrin dans cinq ou six mois parce que nous avons dilapidé l’argent touché à l’avance pour plusieurs réparations qui ne sont toujours pas terminées et qui nous empêcheront de recevoir du nouvel argent plus tard, car nous serons occupés à terminer nos vieux dossiers. Il faut penser que les subventions gouvernementales pour soutenir les entreprises pendant la COVID ne seront qu’un souvenir. On ne pourra probablement plus se fier à l’État pour nous appuyer comme au début de la pandémie.
Si vous avez la chance d’avoir votre comptable pour vous donner un coup de main pour planifier le coup, ça pourrait vous donner une bonne façon d’y voir plus clair. »
*Dans un autre article, je continue la conversation avec Patrick Piché.
Si le sujet vous intéresse, vous pouvez poursuivre votre lecture ici : Pièces manquantes, réparations manquées.
Rédaction : Alexandre Rocheleau
Collaboration : Charles Aubry, Patrick Piché, Stéphane Tremblay
Révision : Sophie Larocque
Édition : Émilie Blanchette